jeudi 2 novembre 2017

Un autre Monde : la danse de l'âme


Dans le déambulatoire de l’église Saint Sernin de Toulouse peuvent être admirés de magnifiques reliefs en marbre datant des XI et XII ème siècles. Entre deux anges, un chérubin et un séraphin a été représenté un Christ en majesté dans une mandorle entourée d’un tétramorphe.

A l’origine, un tétramorphe représente les quatre animaux ailés tirant le char de la vision d’Ézéchiel : un aigle, un taureau, un lion et un homme ; tous quatre avec des ailes (donc une apparence d’ange !). On trouve antérieurement déjà cette vision des « quatre vivants » en Égypte, à Babylone et en Mésopotamie. Depuis il est d’usage d’y voir les quatre évangélistes : Matthieu, Marc, Luc et Jean. 

On peut voir (mais les variations possibles sont infinies) dans le taureau le symbole du corps et de la force physique, dans le lion celui de cœur et de la sexualité, dans l’homme (ou l’ange) celui de l’esprit et des pensées, dans l’aigle le symbole de l’âme. Terre, feu, air et eau. Corps, cœur, esprit, âme...

Maintenant, prenons l’arcane le Monde dans le Tarot de Marseille. 


Qu’y voit-on ? Une mandorle, un ange, un aigle, un taureau (ou une vache) et un lion. Référence on ne peut plus explicite, quand bien même si l’on compare avec l’œuvre de l’église Saint Sernin, ange et aigle apparaissent inversés.

Les premiers Tarot datent de la deuxième moitié du XV ème siècle. Et, même si le Tarot trouve explicitement ses sources iconographiques dans l’imaginaire médiévale donc principalement chrétien, on peut voir là la survivance, voire la revitalisation ou la perpétuation, d’un symbole très ancien ayant traversé plusieurs cultures. 

L’arcane du Monde est l’aboutissement du chemin du Tarot. Son apothéose. Tout est réalisé. Tout est plénitude, paix et accomplissement. La conscience danse au centre d’un univers matriciel entouré des symboles de la totalité de l’expérience humaine. Le fond est blanc. Cette conscience accomplie et heureuse est représentée par une jeune femme nue ceinte d’une simple écharpe, une baguette dans une main, un objet moins identifiable dans l’autre (une gourde ? Une bourse ? Un instrument de musique ? Probablement un des outils posés sur la table du Bateleur qui a enfin trouvé son plein potentiel).

Si je fais tous ces détours, c’est pour arriver à une chose. Regardons ces deux images ; ce bas relief des XI et XII ème siècles et cet arcane du Tarot (ici dans la version proposée par Jodorowsky). La mandorle, le tétramorphe… Mais au milieu ? Au milieu, nous sommes passés d’une représentation du Christ en majesté à celle d’une femme presque nue dansant ! Et c’est là me semble t-il que réside un vrai mystère et un authentique basculement. Car enfin, au XV ème siècle, passer d’un Christ à une femme nue est loin d’être anodin… L’époque était patriarcale en diable, l’église on ne peut plus masculine (et la légende de la papesse Jeanne n’y change rien !). Elle était guerrière avec une royauté de droit divin et totalement imprégnée et structurée par la religion chrétienne. Alors remplacer un Christ en majesté par une femme nue… Même le Christ n’échappa pas à cette masculinisation : antérieurement représenté sans barbe (comme à Saint Sernin) il se vit rajouter les siècles passant une pilosité qu’il n’avait pas au début !

Le Tarot contribua sans doute à faire entrer le féminin dans l’imaginaire collectif de façon toute aussi insidieuse que spectaculaire. Et la parité entre représentation masculine et féminine dans les arcanes majeurs y est presque. La Papesse y est l’égale du Pape, l’Impératrice de l’Empereur… La Lune du Soleil…

Cette représentation d’une femme nue dansant est libre de toute appartenance religieuse. Libérée du joug de toute honte ou culpabilité, tout comme l’Étoile, autre femme représentée nue. On peut supposer que pour l’époque cela fut sans doute plus que transgressif. Les troubadours qui contribuèrent tant à repenser la place de la femme dans l’imaginaire social et affectif avaient disparu à l’époque des premiers Tarots. Alors que cela voulait-il dire ?

Mon hypothèse est que ce retournement de perspectives pourrait être l’essence même du Tarot. Dans les arcanes majeurs, la dernière représentation d’un personnage humain représenté dans une fonction sociale est l’Hermite (l’arcane numéro 9). Ensuite ce sont des symboles, des entités, des vertus ou des astres. Comme si tout le chemin du Tarot consistait à s’émanciper de tous les rôles, de toutes les croyances, de tous les empêchements, de toutes les fonctions, pour toucher la lumière blanche de l’âme. Dans l’arcane du Monde, il n’y a plus ni dieu, ni messie, ni Pape, ni Papesse, ni Empereur, ni Impératrice… Il n’y a plus que l’âme du monde dansant légère et nue libérée de toutes les croyances. Il n’y a plus d’intermédiaire entre l’être et le divin, plus d’intercesseur, juste un accès direct à l’expérience spirituelle la plus aboutie.

Le Tarot est décidément une structure fascinante qui osa en quelque sorte coder les processus de la conscience et de la psyché dans un simple jeu de carte et remplaça un Christ en majesté par une jeune femme nue. Seule l’apparence d’un simple jeu sans doute permit ce tour de passe-passe sans encombre. Le Tarot est une ruse. Un jeu d’enfant. Presque un gag qui peu à peu remplaça le lourd du religieux par la fragile innocence de l’âme nue...

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